Image à la une : Le village de Moulay Abi Cheta vers 1917

Moulay Abi Cheta ou Moulay Bouchta est le père de la pluie. Son tombeau se trouve à soixante kilomètres au Nord de Fès, sur la route Fez-Ouezzan.
Dans cette région du Maroc septentrional, ce n’est pas une sinécure que d’être le dispensateur averti et prévoyant des pluies d’automne et des pluies de printemps. En effet, il faut que cette eau du ciel arrive au bon moment, sinon les récoltes sont compromises. Moulay Bouchta est donc sollicité, supplié, dès que la pluie tarde … On organise une souscription dans chaque village, on achète un taureau et on l’emmène en procession au mausolée, pour l’offrir en holocauste au Maître des ondées. Prières, chants, lamentations se succèdent jusqu’à ce que l’on obtienne satisfaction, ce qui, en fin de compte, arrive toujours.

En dehors des sacrifices occasionnels, le saint est honoré d’une fête annuelle. Un moussem, On y vient de loin : du Gharb, de la Chaouïa, du pays berbère. Cette réunion a lieu à la fin du printemps, quand les céréales grandissantes ont reçu la bénédiction divine, c’est-à-dire les pluies d’avril ou de mai, grâce auxquelles mûrissent les épis. Le moussem est donc célébré pour remercier le saint auquel on apporte des offrandes en argent, du beurre, du bétail. Bénéfices immédiatement partagés par les pseudo-descendants de Moulay Bouchta. Chose très curieuse, cette fête est célébrée par les associations de tireurs, de chasseurs, les « rema », par les cavaliers, par les musiciens ambulants. En effet, le saint fut de son vivant un animateur de guerre sainte. Un chef occulte de « Moujahédins ». Il vivait au temps de la « reconquête marocaine » sur l’Espagne et le Portugal. Le Raïs Chailan, les Marabouts de Dila, el Ayachi, les Saadiens essayaient de faire trêve à leurs luttes fratricides pour combattre l’étranger. Moulay Bouchta envoyait aux harka attaquant les ports de la côte des renforts de montagnards qui toujours viennent à la rescousse quand le pays est menacé. Déjà au siècle précédent la bataille d’El Ksar n’avait été gagnée sur les Portugais que grâce à eux.

Voici donc un animateur de guerre sainte devenu simple Maître de la pluie. Mais comme on le voit, cavaliers, tireurs n’ont pas oublié le rôle tenu jadis par Moulay Bouchta et tous les ans ils viennent se livrer au jeu de la poudre devant son tombeau, tandis que les joueurs des clarinettes et de tambour s’en donnent à cœur joie sur le parvis du mausolée, puisque la légende dit qu’on ne devient bon musicien qu’avec la « baraka» d’Ali Cheta. Le site qui encadre le tombeau est grandiose. On devine à le contempler, que depuis longtemps des hommes se sont assemblés là. Un rocher immense domine, c’est l’Amergou, forteresse romaine, puis almoravide. Le point s’imposait. C’est un des sommets qui émergent du pays et qui jadis servaient de relais aux signaleurs de nouvelles. L’Amergou était le réduit, le refuge des gens chassés des plaines environnantes, villes, vallées de l’Ouergha au Nord, vallée du Sebou au Sud, grandes villes antiques des Beni Taouda, jadis romaines puis peuplées d’Andalous, Agla, l’actuel souk Sebt des Cheraga, où Moulay Sliman venait encore passer les premiers jours du printemps au début du 19 ème siècle, Souïr, Tanzert et beaucoup d’autres dont les noms mêmes sont oubliés. L’Amergou est couronné d’une immense Kasba, dont les hauts murs défient les temps et les rudes tempêtes.

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Le marabout de Moulay Bouchta, cliché vers 1930

Dans une anfractuosité se trouve le village des « Ogres ». La tradition raconte que le jour où Moulay Bouchta arriva dans le pays alors couvert d’immenses forêts il y trouva cependant des habitants, et s’en étonna. L’accueil de ces sauvages fut cordial, aussi pour les récompenser le Saint leur dit : « Toujours votre descendance sera une pépinière de Cadis et d’Adouls ». Et si la légende n’a pas été créée après coup, elle est vérifiée car on trouve encore aujourd’hui, dans ce petit village « d’ogres », cinq ou six notaires. Le vallon où habitent les chorfas de El Ghoul était fermé jadis par une muraille de pierres sèches qui se prolongeait tout autour de l’Amergou. On pouvait donc vivre à l’abri de la forteresse, y cultiver, y faire paître les troupeaux tant que durait l’alerte. Les attaques des montagnards du Rif étaient fréquentes et brusques. Celles que nous avons connues au début de l’occupation française et jusqu’en 1925 le prouvent. Moulay Bouchta était donc le protecteur des régions avoisinantes et son prestige était tel que les montagnards du Nord de l’Ouergha résolurent d’enlever son corps, ce corps béni qui procurait à ses serviteurs de bonnes récoltes, la pluie quand ils voulaient, ce corps, aussi, qui servait de rempart contre leurs agressions.
Ils vinrent un jour en pèlerinage au tombeau vénéré cachant leurs armes sous leur djellaba et soudain s’emparèrent des reliques qu’ils transportèrent à Moulay Bouchta de Sghrira à 15 kilomètres de là, dans la tribu des Beni Mesguilda. II s’ensuivit des combats terribles ; le corps fut repris puis à nouveau enlevé si bien qu’on ne sait plus où il est, et qu’on vénère les deux tombeaux. Les Sultans eux-mêmes ont dû reconnaître le fait et les deux mausolées ont leur moqaddem, leurs habous, leurs privilèges. Mais le conflit n’est pas apaisé pour cela et les descendants de Moulay Bouchta d’Amergou, réclament encore les revenus des fameuses orangeraies de Moulay Bouchta de Sghira.

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Ruines de la muraille de pierres de la forteresse, avec une tour. Vers 1930

Le pays est plein de souvenirs et les nombreuses légendes rapportées par les habitants prouvent une fois de plus que là où un saint s’établit existaient des agglomérations anciennes. Près du Djebel Amergou on montre une pierre creusée qu’on appelle « genou du Pharaon ». Un roi des temps passés qui s’appelait Pharaon pouvait en s’agenouillant là, boire dans le creux de sa main l’eau de l’Ouergha.

Pays étrange où les souvenirs des révolutions historiques se rejoignent avec ceux des modifications géologiques. Le tombeau de Moulay Bouchta de l’Amergou tant au point de vue historique, qu’au point de vue touristique, est fort intéressant à visiter, je dis plus, à découvrir.

Voici quelques mots des légendes les plus connues : jadis, la rivière de l’Ouergha avait de très fortes crues qui ravageaient tout le pays. Or un jour, un petit enfant ayant frappé la fille du saint, celui-ci très en colère ordonna au père de jeter le coupable dans la rivière. La mère vint en pleurant supplier le saint de pardonner, ce fut en vain. Le père, la mort dans l’âme précipita son fils dans le fleuve. Mais lorsqu’il revint au village Moulay Bouchta l’appela et ouvrant son burnous lui montra l’enfant miraculeusement sauvé, et le saint ajouta : « Puisque cet homme a sacrifié son fils par obéissance et par amour pour moi, jamais plus l’Ouergha ne sortira de son lit ».

Dans le village qui presse ses maisons autour de la zaouïa, il est défendu de blanchir les murs à la chaux. Voici l’origine de cette interdiction : Moulay Bouchta avait demandé aux habitants du pays de venir un jour pour lui construire un four à chaux. Mais ceux-ci se dérobèrent à cet appel et le saint les maudit en disant que jamais ils ne pourraient réussir à fabriquer de la chaux. Aussi aujourd’hui encore les indigènes blanchissent leurs maisons avec de la terre blanche. La pierre à chaux abonde cependant aux environs.

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Le marabout de Moulay Bouchta en octobre 2019.

On raconte une légende analogue au sujet de la protection des récoltes contre les moineaux. Les hommes de la fraction Hedaouah, ayant aidé le saint à chasser les oiseaux qui dévastaient ses champs, reçurent pour leurs descendants le privilège de voir leurs récoltes toujours protégées contre les dévastations des oiseaux, tandis que les petits-fils de ceux qui n’aidèrent par le saint, voient leurs champs menacés. II est intéressant de noter que Moulay Bouchta est le protecteur de la curieuse confrérie des Hedaouah, fumeurs de kif, mendiants qu’on trouve errant dans tout le Maroc et qui portent le même nom que les indigènes de la fraction précitée. Les Hedaouah, enfants chéris du saint, sont chargés de balayer les ordures qui se trouvent prés de son mausolée. En cas de sécheresse, la pluie n’est accordée par Moulay Bouchta qu’après cette opération.

Le saint avait interdit aussi aux Fichtala, de manger des moutons rôtis, le méchoui parce qu’au cours d’une fête à laquelle il avait été invité, les habitants n’avaient pas attendu qu’il ait terminé sa prière et avaient mangé tout le rôti sans lui réserver sa part. Cette coutume semble avoir été oubliée. Mais comme le saint a prédit que ceux qui contreviendraient à cet ordre verraient le méchoui défendu, disparaître dans le ciel, on a soin de servir le mouton coupé en quartiers, procédé qui jusqu’ici a suffi à détourner la menace.

Je conseille donc aux touristes allant de Fez à Ouezzane, de consacrer deux heures à la visite de ce pittoresque tombeau, du curieux village montagnard qui l’entoure et de la splendide et antique forteresse qui domine l’Amergou.

(Texte du commandant Paul Odinot, dans « La Vie marocaine illustrée », journal officiel de la fédération des syndicats d’initiative et de tourisme au Maroc, numéro de 1932).

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Ruines de la forteresse, vers 1930