Image à la une : Si Mohamed ben El Arbi Lahlou, chef de l’atelier des relieurs de Fès. Dessin de Condo de Satriano. 1917

L’artisan de Fès est un article de Prosper Ricard dans la revue mensuelle France-Maroc du 15 septembre 1918.

Mosaïste, menuisier-charpentier, sculpteur sur bois ou sur plâtre, céramiste, luthier, relieur, enlumineur, tisserand, l’artisan fasi est un type fort connu dans le Maroc entier. On l’appelle de toutes parts pour le faire collaborer à de grands travaux ; on recherche partout les produits de son art. Sa réputation s’est ainsi répandue depuis des siècles dans les villes marocaines et jusqu’au fond des tribus où l’on parle avec ravissement des merveilles sorties de ses mains.

En pourrait-il être autrement ? Fès, sa ville natale, n’a-t-elle pas été fondée par un chérif fameux, un généreux bienfaiteur, Moulay Idriss II, qui la peupla, il y a dix siècles, de 3 000 familles appelées de Kairouan, de 5 000 familles réfugiées d’Espagne et dont bon nombre apportèrent avec elles des arts inconnus des autochtones ? À une époque plus récente, il y a six siècles, les Mérinides n’y amenèrent-ils pas d’Andalousie des équipes d’architectes, de mosaïstes, de charpentiers, de sculpteurs, de peintres dont la collaboration dota Fès des médersas qui font l’admiration de tous les amateurs d’art et dont les traditions n’ont pas entièrement disparu ? L’artisan fasi est le descendant et l’héritier de ces ouvriers d’élite. Dans une étude du peuple marocain, il a donc sa place marquée. Voyons-le au travail, dans sa corporation, dans sa famille, dans la société marocaine, dans son art.

Ne nous mettons pas de trop bonne heure en campagne pour le joindre. Nous risquerions d’attendre longtemps devant sa porte close. Il ne commence guère sa journée qu’à huit heures du matin en été, à neuf heures en hiver et la termine vers l’âser c’est à dire entre quatre et cinq heures de l’après-midi. Encore ce temps est-il coupé par un repas et par la prière de l’ouli. Il travaille donc tout au plus six heures par jour. Si d’autre part nous calculons ses jours de travail effectif dans l’année, nous n’en trouvons guère qu’une moyenne de 200 ; il faut soustraire en effet les périodes de repos et de détente du vendredi et parfois du dimanche, les fêtes religieuses de l’aïd seghir, de l’aïd kebir, de l’achoura, du mouloud, les moussems ou fêtes saisonnières, le mois de ramadan qui pendant trente jours ralentit d’une façon appréciable l’activité de tous, les fêtes familiales enfin fréquemment renouvelées. Soit en tout 1 200 heures environ de travail annuel. Nous voici loin des 2 400 heures fournies par l’artisan européen que la tâche absorbe 300 jours à raison d’un minimum quotidien de huit heures ! Il s’ensuit que l’écart des rendements est considérable, d’autant que l’artisan fasi ne dispose d’aucun des perfectionnements modernes. De là le prix relativement élevé de sa main-d’œuvre et de ses produits.

Mais pénétrons dans son atelier. Il nous accueille avec bienveillance, sympathie même ; sur notre réputation de gens qui s’intéressent aux arts et aux métiers manuels. D’abord rien ne nous laisse soupçonner que nous nous trouvons en présence d’un praticien ayant quelque maîtrise. On ne voit pas, fixés au mur, ces documents, modelages ou moulages, dessins ou croquis dont aiment à s’entourer et à s’inspirer les artisans d’Europe. L’échoppe n’a rien de particulier : exigüe, souvent encombrée de vieux matériaux, pourvue d’un outillage primitif et rudimentaire. Nous exprimons notre surprise. Et notre interlocuteur répond avec un petit sourire sceptique qu’une profusion de documents n’est pas nécessaire, que l’intelligence et l’habileté suppléent à tout.

Il se vante. À la vérité, il connaît par cœur un certain nombre, un petit nombre de formules qu’il ne divulgue pas volontiers. Ses apprentis sont occupés surtout à des courses et aux plus rudimentaires besognes de l’atelier pendant des années. Les uns et les autres déclarent qu’ils « volent » le métier plutôt qu’ils ne l’ « apprennent ».

Zelliges en étoile

Si l’artisan appartient au bâtiment, c’est principalement au chantier qu’il faut le voir. Lorsque l’entreprise revêt quelque importance, son équipe est nombreuse et la division du travail est poussée très loin ; le maître mosaïste, par exemple, répartit la tâche entre des gamins qui tracent au calame, sur des carreaux bruts, le contour des formes à obtenir, et entre des aides qui successivement découpent ces formes, les dégrossissent, les finissent et les mettent en place. Mais le secret du tracé, roh es-senâa – l’âme du métier – est le privilège du patron seul, du véritable artisan jaloux de son savoir et de son expérience. L’enseignement d’une technique, même à des collaborateurs, ne risquerait-il pas de faire naître une concurrence préjudiciable à celui qui le donnerait ? Les besoins sont en somme restreints et peut-on, de propos délibéré, se faire tort à soi-même ? Il est sage de songer à l’avenir et de ne pas se créer de rivaux fâcheux.

L’individualisme est la règle et s’affirme partout : sur le chantier, dans l’atelier et jusqu’au sein de la corporation. Il s’en faut d’ailleurs que cette dernière soit fortement constituée. Le groupement si pittoresque de boutiques similaires dans un même quartier, dans une même rue n’implique ni la cohésion professionnelle, ni des liens étroits, ni l’ échange fructueux d’ idées. Chacun vit au contraire pour soi, jalousant le voisin, plus qu’on ne pense. L’amin, chef de la corporation, paraît surtout avoir pour principal rôle d’apaiser les conflits toujours renaissants entre patrons, ouvriers et apprentis, ou de témoigner devant le mohtasseb, syndic des corporations, ou devant le pacha, chef de la ville, en cas de contestation. Il sert également d’agent de liaison entre les hommes de sa profession et les autorités locales qui le considèrent comme un intermédiaire commode et toujours à leur portée quand l’un de leurs services a besoin de main-d’œuvre. Mais l’autorité de cet agent est restreinte ; sa valeur professionnelle étant souvent moindre que celle de ses collègues ; sa compétence technique est limitée ; ses bénéfices sont négatifs ; ses fonctions l’exposent en effet à des démarches et à des pertes de temps qui ne sont plus comme autrefois, compensées par une rétribution. Il est bien investi de son titre par le mohtasseb, sur proposition de ses pairs, mais ceux-ci s’accordent, pour une fois, et évitent de se donner un maître compétent et averti. Son influence morale est par suite inexistante puisqu’il n’est pas à la hauteur de sa tâche et que sa situation de fortune est modeste.

Les chaudronniers, place Seffarine à Fès. Cliché anonyme fin des années 1930

Dans une circonstance cependant, les membres d’une même corporation semblent révéler un esprit commun : c’est lors du moussem du fondateur de Fès. En juillet de chaque année, ils se cotisent pour recueillir l’argent nécessaire à l’organisation de la fête et à l’acquisition d’offrandes à Moulay Idriss. Mais ce mouvement est beaucoup plus religieux que corporatif et trouve son origine dans la même pensée pieuse qui réunit tous les Musulmans du monde aux heures de la prière.

Au point de vue strictement professionnel, l’artisan vit donc en vase clos, au même titre que sa famille. Petit propriétaire ou locataire d’une modeste maison, il est sans grande ambition, désireux de paraître seulement aux jours de fêtes familiales, mariages ou circoncisions. Il invite alors ses parents, ses amis, ses ouvriers et apprentis, et tient à bien recevoir ses hôtes. Sa table et son faste égalent souvent ceux des riches, travers coûteux qui nuit à l’amélioration de sa situation.

il a cependant des qualités : il envoie ses fils à l’école coranique et ses filles chez une maîtresse brodeuse ou couturière. Ceux-là ne seront pas illettrés, celles-ci sauront confectionner quelques objets utiles et agréables. Notons aussi qu’il commence à envoyer quelques-uns de ses garçons à l’école française ou au cours d’adultes.

Notre artisan possède également la curiosité du monde extérieur. Depuis que les automobiles et les trains circulent sur les routes et les voies ferrées, il se déplace volontiers. Il a voulu voir Casablanca, la ville moderne, dont on lui avait fait une description si peu concordante avec ce qu’il sait de Fès, sa ville natale. Les spacieuses places, les larges avenues, les grands magasins, les hautes maisons, le vaste port, les ateliers mécaniques, le mouvement incessant de la cité européenne, la lumière électrique l’ont fasciné et surpris. Il ne comprend pas encore, mais ses yeux se dessillent et il commence à réfléchir.

Si l’on admet que les fonctionnaires makhzen, les ulémas ou lettrés et le haut négoce constituent la classe supérieure de la société des fasis, que la foule des petits marchands, revendeurs et ouvriers forme le peuple, l’artisan appartient à une sorte de classe moyenne qui, sans être très en vue, occupe un rang fort honorable. C’est à lui que l’on fait appel toutes les fois que sont projetés des travaux de quelque intérêt, qu’il s’agisse de constructions ou d’industries d’ordres divers. L’employeur dictant des volontés précises, son initiative reste toutefois assez restreinte. Il est surtout un agent d’exécution.

Voyant maintenant comment il accomplit sa tâche au point de vue artistique.

Nous avons déjà signalé plus haut qu’il use de formules mentales ou graphiques acquises au cours de l’exercice de sa profession. Ces formules, fixées par un long usage, ne sont plus ni discutées, ni raisonnées. Aucune d’elles n’est rédigée. Il n’existe pas à notre connaissance, entre les mains des intéressés, de livres anciens ou modernes qui les mentionnent et les expliquent. Au cours de leur transmission à travers les âges, transmission qui ne fait plus l’objet d’un enseignement raisonné depuis plusieurs siècles, elles vont s’amoindrissant, s’appauvrissant et ne ressortissent plus que la routine.

Certains ateliers (tissage, menuiserie, charpente, cordonnerie) sont encore munis de recueils graphiques, de pochoirs et de croquis plus ou moins complets, soigneusement cachés dans des coffres, qui valent à leurs détenteurs une certaine renommée. Mais inlassablement copiés, simplifiés ou compliqués, toujours déformés, dénaturés aussi par l’action néfaste d’influences étrangères, la plupart ont perdu leur pureté première, leur caractère initial. Ainsi, chaque génération restreignant les ressources qui lui sont léguées, ne recevant plus aucun élément d’activité saine, ne créant jamais, il s’en est suivi une déchéance fatale. Et cette déchéance, qui a frappé l’artisan fasi, s’est étendue du même coup au pays entier puisque son action se propage dans toutes les villes de l’empire.

Ateliers de cordonnerie à Fès-Jdid en 1917

Telle est la situation actuelle, ou plutôt telle elle était au début de l’installation du Protectorat français. Aussi courte qu’ait été notre action, des améliorations se sont déjà produites. Sollicités par la restauration des monuments historiques, par le relèvement des arts indigènes, œuvres auxquelles la Résidence générale s’est appliquée dès la première heure, les artisans s’offrent et se comptent. Mis dans l’obligation de résoudre à nouveau des problèmes de réalisation ancienne, ils se retrempent dans les travaux du passé, refont ce qui se fit autrefois, s’instruisent aux bonnes sources. Ils complètent ainsi leurs formulaires étroits, amplifient leurs moyens, refont leur éducation. L’histoire montre que les puissantes interventions extérieures ont provoqué au Maroc une réelle recrudescence d’art. L’action islamique a été assez grande pour y introduire, dès les débuts, une conception esthétique qui n’y avait jamais été connue. L’époque almohade l’a doté d’impérissables monuments dont les auteurs furent amenés de la péninsule ibérique. En appelant d’Andalousie des légions d’artisans maures, la dynastie mérinide l’a peuplé d’édifices gracieux et pleins de charme. En employant des renégats d’origine chrétienne, les sultans saadiens et alaouites, tels Ahmed El Mansour, Ed Dehbi et Moulay Ismaïl ont laissé des traces appréciables de la grandeur de leur règne.

Après tant d’autres, nous apportons les germes d’une activité et d’éléments de richesse nouveaux. Une ère de grands travaux s’ouvre . Les Marocains y prennent part avec d’autant plus d’enthousiasme qu’ils y trouvent un incontestable intérêt en même temps que des satisfactions d’amour-propre. On est en droit d’espérer qu’à la suite d’une collaboration de cette nature, où les dirigeants ont à cœur de conserver à ce pays son caractère, naîtra une belle floraison d’art. Et cette flore nouvelle de l’esthétique musulmane, que le peuple marocain inscrira demain dans le bois, le cuir, la faïence et le plâtre, tout prête à croire que c’est l’artisan fasi qui en aura la meilleure part.

Colonne et chapiteau

Prosper RlCARD est né dans les Vosges en 1874. Instituteur de formation, après son service militaire à Nancy, il part pour Alger ; il étudie à la section spéciale d’arts de la Bouzaréa d’Alger de 1899 à 1900 avant d’être nommé directeur des « Cours d’apprentissage des métiers d’art destinés aux indigènes » à Tlemcen, puis à Oran de 1900 à 1905. Breveté de langues arabe et kabyle, il est nommé inspecteur des enseignements artistiques et industriels à Alger.

Il est remarqué par le général Lyautey, alors commandant de la division d’Oran, lors d’une visite à une école professionnelle d’Arts indigènes, en 1909.

Le 1er août 1915, Ricard répond à l’appel de Lyautey devenu Résident général au Maroc et c’est avec son soutien que sa carrière prend son essor : il est successivement inspecteur des Arts indigènes à Fès et à Meknès, conservateur des musées d’arts musulmans de Fès (1915-1920), chef du service des Arts indigènes du Maroc à Rabat de 1920 à 1935. Nommé Directeur honoraire des Arts indigènes en 1935 il poursuivra son action en faveur d’une collaboration artisanale entre le Maroc, l’Algérie et la Tunisie.

Il organise la transmission des techniques anciennes dans tous les domaines de l’artisanat local, ferronnerie, peausserie, tapisserie, dinanderie, céramique, ébénisterie et broderie en retrouvant et en sauvegardant les anciens motifs traditionnels ; il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages dans ces divers domaines.

Il décède à Rabat en 1952.