Image à la une : Mosquée El-Qaraouiyîne, façade de la Maqsoura du Cadi. Dessin de Condo de Satriano. 1917

Article écrit en mars 1918 pour la revue France-Maroc par Prosper Ricard, Inspecteur des Arts marocains. On remarquera que P. Ricard fait la description d’une mosquée qu’il n’a pas visitée car « inaccessible, comme toutes les mosquées du Maroc, aux non-musulmans ». Pour éclairer sa description il nous donne un plan schématique … et qui manque des précisons difficiles à obtenir. (J’ai rajouté au texte de Ricard les commentaires sous astérisques *, **, ***, et le plan Prazeres de 2020)

Au cœur même de la Médina, tout près du sanctuaire de Moulay Idriss, fondateur de Fès et de la Qisarîya, centre du commerce fasi, s’élève une bâtisse dont on soupçonne vite l’importance par la grandeur et le nombre de portes monumentales qui s’ouvrent sur elles et par les perspectives profondes que l’on a vers l’intérieur. Cette bâtisse est la grande mosquée cathédrale de Fès, le plus spacieux des édifices religieux du Maroc, le siège de la célèbre Université musulmane, la Sorbonne mograbine qui, avec la mosquée El Azhar au Caire, la mosquée Litouna à Tunis, est l’un des trois trois pôles de l’Islam africain.

Inaccessible, comme toutes les mosquées du Maroc occidental, aux non-musulmans, on ne peut s’en faire une idée qu’en en faisant le tour. Il est en outre peu commode d’obtenir des précisions sur les dispositions intérieures : une croyance populaire prétend que celui qui voudrait compter les piliers s’exposerait à devenir fou. Le plan que nous donnons n’a donc que la valeur d’un schéma destiné à éclairer le description qui suit.

Plan de la grande mosquée El Qaraouiyine. Prosper Ricard 1918

*J’ajoute au plan sommaire de P. Ricard, pour nous permettre une meilleure visualisation des différentes parties de la mosquée El-Qaraouiyîne, un plan plus récent créé par Robert Prazeres, à partir du plan dessiné en 1923 par E. Pauty. « J’ai pris la version de Terrasse (1957, La Mosquée d’Al-Qarawīyīn à Fès et l’Art des Almoravides), fait un peu de ménage et je l’ai modifié légèrement dans les détails. Le plan ne présente pas les aménagements les plus récents du 20e siècle dans les structures annexes de la mosquée (e.g. la bilbiothèque), mais le plan de la mosquée elle-même est bien établi et n’a pas vraiment changé. Les noms des différents éléments (portes, etc) sont ceux que Terrasse a utilisé, mais avec parfois une transcription un peu différente (plutôt la transcription anglaise ; e.g. Bab al-Shama’in est plus souvent transcrit Bab Chemmaïne en français) ». Robert Prazeres en juillet 2020.

Plan de la mosquée El-Qaraouiyîne. Création Robert Prazeres

Description

De la forme d’un rectangle deux fois plus long que large d’environ 90 mètres sur 45, la salle de prière, très spacieuse, se compose de 9 travées peu élevées parallèles aux murs longitudinaux détaillant 9 longs toits à deux pentes chacun, et recoupées perpendiculairement par 21 nefs à arcs en plein cintre outrepassé reposant sur des piliers énormes et trapus. Ceux-ci montent tout blancs jusque sous les combles et sont revêtus, vers leur base, de belles nattes de Salé au décor sobre et austère.

À l’extrémité sud de la nef centrale s’ouvre la niche ou mihrab d’où l’iman dirige, cinq fois par jour, les exercices de la prière. Immédiatement à droite, derrière une porte en bois, est remisé le minbar ou chaire à prêcher, que l’on dit d’un merveilleux travail d’incrustation et de sculpture. Plus à droite encore une ouverture, fermée par deux battants en bois de cèdre finement ouvragé, fait communiquer la grande salle de prière avec la mosquée annexe des morts, où l’on dépose la dépouille des défunts avant de l’emporter au cimetière. C’est également dans cette annexe qu’après le sermon du vendredi se vendent aux enchères les vieux livres et les anciens manuscrits.**

** Une porte extérieure permettait d’entrer dans les annexes de la mosquée des morts (Jama El Gnâiz), ainsi des étrangers non musulmans pouvaient être admis lors des ventes, achats ou échanges de livres ou de manuscrits qui avaient lieu de temps en temps par l’intermédiaire de la Bibliothèque de la Qaraouiyîne.

À gauche du mihrab d’autres locaux servant l’un de salle d’audience pour le cadi, l’autre de bibliothèque. Celle-ci fut autrefois très riche et renferma des livres précieux tant par le texte que par leur calligraphie et leurs enluminures. Des 20 000 volumes qu’elle compta, au dire des chroniqueurs arabes, on n’a pu en recenser que 1 700 en 1915. À gauche de ces locaux est situé la kheloua, pièce où des maîtres du Coran viennent chaque jour, en exécution de fondations pieuses, à l’acer (vers quatre heures) réciter des versets du Livre-Saint.

Salle de prière de la mosquée El-Qaraouiyîne

Vers le nord, la salle de prière se prolonge sur deux ailes de quatre ou cinq nefs chacune encadrant la cour. Celle-ci est fermée du côté opposé au mihrab par des salles surélevées ou mestonda dont l’une est réservée aux femmes. Une autre de ces salles recouvre une crypte faisant office de magasin. c’est là que l’on range les provisions d’huile, de mèches, de bougies, de lampes destinées à l’éclairage de la mosquée. À l’angle nord-ouest s’élèvent une seconde maqsoura ou salle d’audience du cadi dont la façade sur la rue des Adouls, est d’un très beau style, et les cabinets d’aisance séparés de la ruelle avoisinante par des menuiseries sculptées et des treillis de moucharabieh.

La cour ou shan, longue de 40 mètres et large de 25, est marquée au centre par une grande vasque circulaire en marbre blanc d’où jaillit sans arrêt l’eau de l’oued. Aux extrémités est et ouest de cette cour se dressent de remarquables pavillons semblables à ceux de la Cour des Lions de l’Alhambra de Grenade. Leurs bases carrés ont environ 4 mètres de côté. Ils sont constitués par de fines colonnes et de jolis chapiteaux de marbre que surmontent des arcs de plâtre fouillé et couronnent successivement une frise de bois sculpté, une rangée de fines stalactites, un auvent aux curieuses consoles de bois tourné et tailllé, un toit pyramidal aux tuiles vertes comme l’étendard du Prophète. Ces deux pavillons apparaissent comme de gais joyaux dans la cour qui, sans eux, resterait froide et austère comme la salle de prière elle-même. D’ailleurs, aux couleurs variées du marbre, des bois peints et des tuiles s’ajoute, sous chaque petit édifice, le jeu de mille reflets de lumière s’échappant des Seqqâya ou fontaines et se répétant dans de nouvelles vasques dont l’une reçoit l’eau limpide et pure d’une source voisine.

Vue d’ensemble

La cour a d’autres ornements. Le plus saisissant est l’anza, panneau de bois chargé d’ornements sculptés et peints, séparant la cour de la salle de prière et faisant face à l’une des portes monumentales de la mosquée Bab el Oued.

Pavillons, anza, mestonda, forment le décor essentiel de la cour, mais de nouveaux détails ajoutent à son charme : fenêtres géminées, lucarnes grillagées, ouvertures à arcs outrepassés, dont l’ensemble attire de nombreux oisifs. À la fin des chaudes et alanguissantes journées d’été surtout, ceux-ci viennent le contempler étendus sur des marches ou paresseusement appuyés contre des piliers pendant que les gamins criards et batailleurs se mutinent autour des vasques et des fontaines. C’est là aussi que viennent se reposer, entre deux leçons, les étudiants de l’Université. Le docte et très savant Abou Abd Allah el Maghili, qui suivit longtemps les cours d’El-Qaraouiyîne, se remémorant ce tableau, a écrit dans l’une de ses odes : « Mosquée El-Qaraouiyîne ! noble nom ! dont la cour est si fraîche par les grandes chaleurs ! Parler de toi me console, penser à toi fait mon bonheur ! Assis auprès de ton admirable jet d’eau, je sens la béatitude ! Et avant de te laisser tarir, mes yeux se fondraient en pleurs pour le faire jaillir encore ! ».

Les portes d’El-Qaraouiyîne sont au nombre de quinze. Quelques-unes sont monumentales. Les plus remarquables sont garnies de gros clous en fer orné et de pentures forgées de même métal en forme de main ou d’appliques de bronze fondu et ciselé. J’ai découvert dans les inscriptions la date de l’une de ces dernières (531 hégire, première moitié du XII ème siècle) et le nom de l’ouvrier : Abd el Ouahid. C’est peut-être de celle-là que parle le Roudh el Qartas dans les termes suivants : « Les deux battants rouges de la porte el Qabla, qui donne sur le passage de Bab el Guissa, avaient été la propriété d’un nommé Ben Berkia qui les avait fait faire à grands frais pour un pavillon lui appartenant. De ce pavillon, Ben Berkia dominait à l’intérieur des maisons voisines et voyait les femmes entrer dans leur bain. Il se plaisait surtout à plonger ses regards dans le vestiaire de la fille El Ban, qui demeurait à côté, et cela si souvent que l’on finit par porter plainte au sultan Abou Youssef ben Abd el Haqq. Celui-ci fit raser le pavillon (588 H.) et par la suite les successeurs de Ben Barkia firent présent des deux battants de la porte à la mosquée El-Qaraouiyîne ».

Parmi les dépendances de la mosquée, il faut encore citer : le minaret, construit d’après les principes architecturaux de l’époque zénète (X ème siècle), qui voulaient que la hauteur fût égale au périmètre de la base carrée (21,60 m. de haut sur 5,40 m. de côté) et n’admettaient pas encore de décoration ; le borj du neffar, tour du haut de laquelle on sonne de la trompe pendant les nuits de ramadan pour annoncer les heures des repas ; des latrines très spacieuses avec large bassin pour ablutions et cellules nombreuses. Il n’y a pas lieu d’être surpris de l’existence de ces dernières annexes auprès ou même à l’intérieur des édifices religieux. Un dicton populaire n’affirme-t-il pas : « Les water avant la mosquée » pour bien indiquer qu’avant de se rendre à ses dévotions, il est indispensable pour tout bon musulman d’être purifié de toute souillure.

La mosquée El-Qaraouiyîne en 1915. Cliché anonyme

Historique

El-Qaraouiyîne n’a pas été conçue telle qu’on la voit aujourd’hui. Ce ne fut d’abord qu’un oratoire édifié, rapporte l’histoire, avec des ressources légitimement acquises en 245 H. (milieu du IX ème siècle) par Fathma, fille d’El Feheri el Qirouani, originaire de Qairouan. C’est d’ailleurs cette origine qui a valu leur nom à la mosquée et au quartier avoisinant. Tous les matériaux furent extraits sur place, on eut ainsi la certitude que rien de ce qui aurait pu n’être pas parfaitement pur n’avait été employé. L’oratoire mesurait environ 30 mètres du nord au sud, comptait 4 nefs, une petite cour, un mihrab et un minaret. En 306 H. (X ème siècle), sous la dynastie zénète, on décida d’y faire prononcer le sermon du vendredi et on la dota d’un minbar ou chaire à prêcher. Quarante ans après, on reconstruisait le minaret en y aménageant, dans le haut, la chambre des muezzins.

Le dôme qui couronne l’anza date de Hachem el Mouïed. À son sommet, on plaça, montés sur une tige de fer, les signes et talismans qui avaient pour vertu de préserver la mosquée des rats, des scorpions et des serpents.

Dôme et toitures. Cliché anonyme dans les années 1920

La crypte et une fontaine voisine remontent à 375 H. (fin du X ème siècle). Gouverneurs, émirs et rois eurent à cœur de procéder à des restaurations et additions dans l’espérance de mériter les récompenses du Trés-Haut.

Sous les Almoravides, El-Qaraouiyîne était devenue trop exiguë pour la population qui avait crû dans des proportions déjà considérables. La grande salle de prière revêtit ses dimensions actuelles du temps de Youssef ben Tachfin, 450 H. ( 2 ème moitié du XI ème siècle). Les 18 000 dinars nécessaires furent obtenus en faisant rendre gorge à des mandataires prévaricateurs, administrateurs de bien habous – il y en avait déjà à cette époque ! La grande porte Ech Chemmâïne remonte à 528 (1 ère moitié du XII ème siècle). Lorsqu’on en creusa les fondations, dit la légende, on découvrit un puits dont l’orifice était obstrué par une immense tortue. Comme on essayait de l’en sortir, elle parla et dit : « Brûlez-moi sur place plutôt que de me faire partir d’ici ». La surprise fut grande et l’on décida de ne pas faire mal à la bête qu’on laissa en place. Au-dessus du puits, on établit un banc sur lequel viennent s’asseoir les femmes qui éprouvent des douleurs dans le dos. Ces douleurs disparaissent aussitôt.

Porte de la mosquée El-Qaraouiyîne dite Bab Ech Chemmâïne. Dessin de Condo de Satriano 1917

C’est à la même époque que la coupole du mihrab fut incrustée d’or, d’azur et autres diverses couleurs. La précision et l’élégance de ce travail étaient telles que les curieux restaient émerveillés et que les fidèles ne pouvaient s’empêcher d’être distraits de leurs prières par l’éclat des peintures.

La cour remonte à l’année 526 H. (XII ème siècle) et le bassin et son jet d’eau à 599 H. (XIII ème siècle). Les grandes latrines annexes furent élevées en 576 H. (1120 J.-C.) grâce aux libéralités d’un caïd fort riche qui jura, sur le Coran, que ses richesses étaient licites et pures, qu’elles n’étaient pas le produit de transactions commerciales, qu’elles provenaient d’un héritage résultat de la culture de terres et de l’élevage de troupeaux. Il est remarquable de constater avec quel soin est examinée l’origine des ressources destinées aux travaux de la mosquée : seuls sont employés des biens licites, c’est à dire ne provenant ni du vol, ni du commerce ou de la spéculation.

Ainsi la mosquée a reçu ses dimensions définitives à la fin du XIII ème siècle. Les pavillons qui ornent la cour ne sont toutefois que du XVIII ème siècle. On les doit au Sultan saadien Abd Allah Ech Cheikh. Il a donc fallu quatre siècles pour faire de El-Qaraouiyîne l’édifice actuel. À l’instar de nos cathédrales de France, elle est une expression complète d’un art national. Œuvre de l’architecture majestueuse et un peu lourde des premiers temps de l’Islam, elle se différencie nettement des monuments postérieurs de l’époque mérinide plus élégants, plus raffinés et plus somptueusement décorés dont les médersas de Fès du XIV ème siècle sont l’expression la plus parfaite.

Un mot du mobilier. Le minbar actuel qui en a remplacé un plus ancien, serait en bois d’ébène et de santal incrusté d’ivoire, de jujubier et d’autres bois durs et précieux. Il remonterait à 538 de l’Hégire (XII ème siècle). Dans la nef centrale est suspendu un grand lustre de bronze qui pèserait 1 763 livres, porterait 509 becs ou lampes et serait délicatement ciselé. Il serait du type de celui de la grande mosquée de Taza (fin XIII ème siècle). La salle de prière renfermerait encore une cloche du poids de 10 quintaux rapportée d’Andalousie par le mérinide Abd el Ouahid ben Abou el Hassan. On y ajusta des verres pour l’éclairage. Enfin, dans une salle aménagée dans le haut du minaret, existerait un véritable musée d’antiquités, instruments d’astronomie de tout âge et de toute nature qui feraient sans doute la joie des curieux et des amateurs.

Son rôle.

Il me reste à parler du rôle de la grande mosquée cathédrale El-Qaraouiyîne. Tout d’abord c’est le temple où les croyants du quartier viennent prier cinq fois par jour. Mais c’est encore celui où se fait après la prière de l’ouli, la khotba ou prône du vendredi, qui se compose d’une louange à Dieu et au Prophète, d’une formule ou acclamation en faveur du Sultan et d’un discours religieux. Cette cérémonie solennelle attire de nombreux fidèles. La mosquée peut en recevoir 20 000.

Prière à El-Qaraouiyine. Plaque de verre 1915

C’est à El-Qaraouiyîne encore que se tient le moueqqit, agent chargé de fixer les heures de la prière. Quand le moment est venu, il donne trois coups, au moyen d’un marteau, sur un anneau sonore et aussitôt les muezzins, aux écoutes en haut du minaret, lancent l’appel qui se répercute de bouche en bouche, de minaret à minaret, au-dessus de toutes les mosquées de Fès el Bali et de Fès-Jdid.

El-Qaraouiyîne est enfin le siège de l’Université mograbine.Il s’agit naturellement d’une université dans le vieux sens du mot, celui qu’on lui donnait chez nous au Moyen Âge.

Ici, comme dans tout organisme d’enseignement, il faut considérer les professeurs ou uléma (pluriel d’alem), les étudiants ou tolba (pluriel de tâleb) et les sciences ou ouloûm (pluriel de elm).

Les uléma de Fès sont au nombre de 150 environ. Mais 40 seulement enseignent à El-Qaraouiyîne, les autres occupent des fonctions religieuses ou judiciaires. Ils se divisent en quatre classes et reçoivent de l’administration des habous des salaires peu élevés que complètent heureusement des cadeaux en nature ou en argent. Six d’entre eux, choisis parmi les plus notoires, composent le Mejless el Elmi, sorte de Conseil d’université avec un président, un vice-président, un secrétaire et trois membres. La présidence d’honneur appartient au ministre marocain de la Justice et de l’Instruction publique.

Les cours sont suivis par 500 étudiants environ, dont 300 étrangers à la ville. Ces derniers logent dans six médersas ou collèges construits à leur intention par les souverains du Maroc et dont les plus anciennes remontent au XIV ème siècle. Plusieurs médersas avoisinent la grande mosquée, les autres sont disséminées sur différents points de la ville. Ces établissements sont entretenus par les habous, et les étudiants qui y logent reçoivent chacun une pension quotidienne d’un pain.

Pour être admis aux cours, il suffit d’avoir appris le Coran. Et ce sont les élèves qui choisissent, comme ils l’entendent, leurs professeurs. Donc pas d’examen d’entrée. Pas d’examen de sortie non plus. Jusqu’à ces dernières années, il n’y avait pas de diplôme officiel. Un certificat idjâza, pouvait cependant être délivré par les professeurs aux meilleurs élèves. Ce document donnait à celui auquel il était délivré la licence d’enseigner telle ou telle science.

La durée des études n’est pas limitée. Les étudiants se retirent quand bon leur semble après cinq, dix, quinze et même vingt ans de présence à El-Qaraouiyîne. La durée d’un cours n’est pas plus fixe. Elle peut s’étendre sur un laps de temps variant de un à quinze ans. Le professeur est seul juge. L’un des uléma de Fès termina l’an dernier un cours qui dura vingt-sept ans. Il s’en fait gloire et on s’en glorifie. N’est-ce pas pour tous une preuve irréfutable de l’abondance de ses arguments et de l’étendue de son savoir ?

Intérieure mosquée El -Qaraouiyîne. Cliché anonyme vers 1950

Au moment de la leçon, les étudiants se groupent par terre et en cercle devant le professeur, assis lui-même sur la natte, ou sur un siège s’il est de classe élevée. Après avoir débuté par une prière, le maître donne la parole à l’un des assistants. Celui-ci lit un passage que le professeur reprend et explique d’abord au point de vue des mots, et leur acceptation générale puis de leur valeur technique. Il en fait ensuite ressortir l’à-propos ou en critique l’emploi. Il cite enfin les commentateurs qu’il discute et passe aux glossateurs.

Si l’on examine les programmes de l’université mograbine, on n’y trouve nulle matière faisant partie d’un enseignement moderne. Les sciences exactes y sont mal connues, les sciences naturelles rudimentaires, les langues étrangères totalement absentes. Par contre, la langue et la littérature arabes, le droit musulman et surtout les sciences religieuses y occupent la place prépondérante. L’ énumération des matières du programme est utile en ce sens qu’elle permet de se faire une idée de la culture musulmane, culture obtenue au surplus par des moyens de la scolastique du Moyen Âge, dans laquelle la mémoire joue plus grand rôle. En voici la liste : grammaire en prose et en vers ; connaissance et dérivation grammaticale des mots ; belles- lettres ou littérature ; exégèse coranique et sciences de la lecture du Coran ; rhétorique (invention, exposition et ornements de style) ; logique ; métaphysique ; tradition musulmane ou hadiths ; théologie ; soufisme ; dogmes et principes du droit, droit musulman ; jurisprudence ; pratique du droit ; histoire et géographie ; arithmétique ; astronomie ; médecine ; nombres talismaniques et détermination par le calcul des influences des anges, des esprits et des astres, du nom du vainqueur et du vaincu, de l’objet désiré et celui de la personne qui le recherche, autrement dit : magie. Ces sciences ne font pas toutes l’objet de cours spéciaux. Quelques-unes s’apprennent dans des livres, sans professeur.

« Les tolba de Fès ne sont guidés par aucun motif intéressé, écrivait, il y a vingt-cinq ans, un lettré tlemcénien***. Aucun avantage matériel ne les détermine à rechercher l’instruction. En thèse générale, nous, Musulmans, nous n’étudions que pour acquérir des connaissances dans les diverses branches des sciences humaines. Il nous est également recommandé par notre loi de nous instruire des préceptes de notre religion ; nous devons connaître toutes les obligations qu’elle nous impose : le jeûne, les conditions de la purification, les ablutions avec l’eau ou le sable, la prière, l’aumône etc. En outre, tout le monde a l’ambition de s’entendre cité parmi les uléma. L’étudiant est coupable s’il ne recherche la science que pour en tirer profit. L’homme ne doit désirer l’instruction que pour sortir des ténèbres de l’erreur, entrer dans le sein lumineux de la vérité, et être admis dans le cénacle des savants. Dieu a dit : « Seront-ils donc mis sur la même ligne ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ? »

***Le tlemcénien dont parle Prosper Ricard est Sidi Mohamed El Harchaoui qui dans un manuscrit intitulé « Kitâb el akîâs fi djaouâb el asssila a’n hîfiet et tedris bi Fas » (Le livre des hommes intelligents, réponses aux questions sur l’enseignement supérieur à Fas) donne de très intéressantes informations sur les tolba, leur emploi du temps et l’organisation de l’enseignement à la Qaraouiyine. (voir à ce sujet l’article que j’ai publié en juin 2022 Les étudiants et la bohème )

Il y a un grand fonds de vrai dans ces affirmations. Beaucoup de lettrés musulmans sont très idéalistes, placent la science pour elle-même par-dessus tout. C’est un point sur lequel ils sont d’accord avec nous, et s’ils considèrent que leur religion est la plus parfaite des religions humaines, ils reconnaissent en toute équité que nous sommes supérieurs au point de vue des sciences modernes. C’est un aveu de bon augure, conclut P. Ricard.

Sur la mosquée El-Qaraouiyîne et la bibliothèque voir aussi : La mosquée al-Qarawiyine et La Bibliothèque de Quaraouiyine